On a reçu la version papier de CQFD et on ne pouvait pas attendre qu’ils le publient sur leur site pour le diffuser, on a craqué et recopié à la mano l’article de leur dernier numéro qui traite d’un sujet bien bien flippant : la fin des pollinisateurs.
(Ce qui ne vous empêche absolument pas, bien au contraire, d’aller l’acheter, seule condition de sa survie)
Guy Marigot a le bourdon. Paysan-apiculteur en Camargue et en Cévennes, il ne décolère pas contre "la connerie humaine" qui, en décimant les abeilles, travaille à l’avancée d’un désert beaucoup plus sinistre et radical que la Sahara. Voilà un coup de gueule bien charpenté.
Une ruche vermoulue et des croix de bois. Voilà à quoi se réduisait le stand de Guy sur le marché, ce mercredi « Pourquoi cette performance d’artiste, toi qui es plutôt péquenot ? » - « Parce que je suis lassé qu’on vienne me demander la bouche en coeur "alors il paraît que vous avez des problèmes avec vos abeilles ?" Hé non c’est pas moi qui ai un problème, c’est tout le monde. J’en ai marre de faire déguster du miel, de montrer des essaims... Donc, la vieille ruche c’est le passé, et les croix l’avenir. Le printemps sans hirondelles. Le printemps silencieux [1]. » En 1963 Rachel Carson dénonçait déjà le massacre. En 2010, même si le DDT [2] a été remballé par ses inventeurs militaires, la situation a empiré. « L’abeille, ça fait 160 millions d’années qu’elle est sur terre, elle en a vu d’autres, mais là, même si ces mécanismes ne sont pas irréversibles, une fois déclenchés, on ne les arrête pas d’un claquement de doigts. »
Que se passe-t-il ? « Ça fait quinze ans que je suis apiculteur. Au début, on avait entre 4 et 6% de pertes en hiver : une ruche qui perd sa reine, qui n’arrive pas à en élever une nouvelle, c’est normal. Mais depuis quelques années, on est passé à 50% de casse. »
La Camargue n’est-elle pas une zone spécialement sinistrée ? « On a des accidents effroyables. Un jour, on s’est fait cartonner sur un rucher de 180 ruches, on a dû en perdre 120 ou 130. Un bombardement au Lindane, un désinfectant utilisé dans les rizières, interdit en janvier 1997 et d’application en juillet 1997, le temps découler les stocks ! Depuis, après le semis de riz, dès que démarre les raids en hélicoptères, on emmène nos ruches en montagne. » Seulement voilà : en montagne aussi la casse s’aggrave. « Pourtant, nos pommiers sont en bio, et les châtaigniers ne sont pas traités. Le reste, c’est de la forêt sauvage. Alors ? » Même si des chercheurs aux ordres détournent l’attention sur des maladies parasitaires ou virales, les pesticides systémique [3] Gaucho et Régent TS ont fait des ravages.
Et le mal ne voyage plus seulement par aspersion directe, mais par vents et par eaux. « Cette année, un copain des Corbières a eu 75 ruches kaput, 100% de perte. Un autre, dans le parc naturel du Verdon, pareil, 100%. Une copine en Carinthie [Autriche] a perdu 100% des ses ruches dans l’hiver 2008-2009, en forêt. Un ami, Max Curtis, apiculteur au États-Unis, avait 3 500 ruches en Arizona. Il les louait pour la pollinisation des amandiers de Californie. Dans un même hiver, il a perdu 2800 ruches. » Les apiculteurs, en louant leurs ruches pour la pollinisation des arbres fruitiers, se retrouvent aux premières loges d’un empoisonnement chimique des cultures en perpétuelle surenchères. « Je l’ai fait jusqu’en 2008. Mais j’ai arrêté : aller rendre service au gros con qui traite inconsidérément, ça devenait suicidaire. »
En 2008, aux États-Unis, le prix de location d’une ruche est passé de 23 à 170 dollars. La Californie, premier producteur mondial d’amandes, arrache ses arbres par centaines faute de ruches pollinisatrices. « Max après avoir refait son cheptel en France, est reparti avec 1 200 ruches. Mais la dernière fois, il m’a dit au téléphone qu’il ne lui en restait plus que 200 ou 300. Ecoeuré, il a arrêté. Et moi, je ne sais pas si je vais pouvoir continuer ce métier. Au printemps, quand j’ouvre les ruches, j’ai l’impression d’être un fossoyeur. »
Le Grenelle de l’environnement ? « Pffff... » Les syndicats ? « La profession n’est pas très courageuse, muselée par le chantage aux subventions », selon Guy Bernelas [4]. Et le problème, ce n’est pas de ne plus avoir de miel... « Non, on boira de l’eau sucrée ! Mais avec la fin des abeilles, c’est un chaînon de la reproduction sexuée qui saute.
Et il n’y a pas que les abeilles. La faune sauvage pollinisatrice déguste aussi. Peu de plantes sont autofertiles. Le vent porte le pollen, bien sûr, mais ce n’est pas suffisant. Et ça, ça veut dire, comme aux USA, des printemps silencieux, des amandiers sans amandes, des abricotiers sans abricots, des pommiers sans pommes. » Alors, la solution, c’est les OGM, le clonage ? « Mais non, les OGM aussi ont besoin de pollinisation. La solution, c’est d’arrêter de déconner. Sinon on va au-devant de graves problèmes. »
Des chiffres, des noms, des dates ? « Depuis 1945, environ 150 000 molécules ont été mises sur le marché : organophosphorés, organochlorés, inhibiteurs de biosynthèse... Une convention réduit depuis peu les molécules autorisées à 30 000. Le cancérologue Dominique Belpomme [5] affirme qu’il faudrait encore les réduire à 1 500... Quand je vois le nombre de produits que j’ai utilisé dans ma carrière -je n’ai pas toujours été en bio- et qui sont aujourd’hui interdits, je me dis que j’ai dû tuer un paquet de gens ! Je me console en me disant que c’était pas que des gens biens, mais quand même... » Et parmi ces molécules se baladant dans la nature, combien se sont associées entre elles, pour faire des "petits" dont on ignore tout ? « Bonne question ! Il y a aussi des poisons comme le Round-Up qui sont enfin interdits en agriculture, mais qu’on trouve encore en vente dans les jardineries... » Insecticides, herbicides, fongicides, acaricides... « Homicide, oui ! Les agrochimistes ont le culot d’appeler ça les sciences de la vie ! Alors que tout ces "cides", ça veut bien dire qu’on flingue à tout va ! »
Les variations climatique viennent corser l’addition. Des sorties d’hiver de plus en plus tardives, des printemps plus courts et débouchant sur des périodes chaudes et sèches, qui font que souvent les plantes ne sont plus nectarifères. « C’est gênant, parce que les colonies d’abeilles se développant au printemps, elles arrivent affaiblies à l’automne, où elles doivent résister à de petits virus faisant alors des dégâts énormes. » En conclusion ? « Je n’ai plus envie de me morfondre à ouvrir des caisses mortes. Je vais reprendre mon ancien métier de braqueur de banques [rire]. » un dernier espoir, pour la route ? « Que l’humanité disparaisse avant les abeilles. »
par Nicolas Arraitz pour CQFD
Source : N°77 du 15 avril 2010 de CQFD, Soutenez CQFD ! Achetez-le !
[1] Rachel Carson, Le printemps silencieux, Plon, 1963.
[2] Dichlorodiphényltrichloroéthane (miam !), premier insecticide moderne.
[3] Pesticides pénétrant la sève des plantes traitées.
[4] Guy Bernelas, La robe de Médée, Considération sur la décimation des abeilles, Lucine Souny, 2006.
[5] Lire l’entretien avec Dominique Belpomme dans le CQFD n° 27.