Bolivie : Indigènes contre indigènes

En Bolivie, un grand mouvement indigène s’élève contre le gouvernement de Evo Morales, sur fond de projet de route vers le Brésil, passant au milieu de la forêt amazonienne. Au delà du débat politique —conserver la forêt intacte, ou favoriser le développement économique— ce mouvement indigène dévoile des craquelures dans le soutien d’ordinaire sans faille des organisations indigènes au gouvernement de Evo Morales, premier indien président de Bolivie. Même si on peut toujours s’interroger sur la noblesse des motivations des dirigeants de la CIDOB (qui ont la réputation d’être corrompus et de mener un grand train, bien loin de ceux qu’ils sont censés représenter), il s’agit d’une épreuve pour le gouvernement qui se montre souvent très rigide face aux critiques, même de son propre camp.

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En Bolivie, un grand mouvement indigène s’élève contre le gouvernement de Evo Morales, sur fond de projet de route vers le Brésil, passant au milieu de la forêt amazonienne. Au delà du débat politique —conserver la forêt intacte, ou favoriser le développement économique— ce mouvement indigène dévoile des craquelures dans le soutien d’ordinaire sans faille des organisations indigènes au gouvernement de Evo Morales, premier indien président de Bolivie. Même si on peut toujours s’interroger sur la noblesse des motivations des dirigeants de la CIDOB (qui ont la réputation d’être corrompus et de mener un grand train, bien loin de ceux qu’ils sont censés représenter), il s’agit d’une épreuve pour le gouvernement qui se montre souvent très rigide face aux critiques, même de son propre camp.

“Certains ministres du gouvernement indigène sont en train de faire s’affronter des indigènes contre d’autres indigènes. Ce n’est pas possible, et nous ne pouvons pas comprendre que ça arrive dans le processus de changement actuel en Bolivie”, assure Pedro Nuni Cayti, représentant du peuple mojeño et député du Mouvement Vers le Socialisme (MAS) à l’Assemblée Législative Plurinationale.

Nuni, ainsi que d’autres dirigeants indigènes, après avoir entamé une grève de la faim durant la séance plénière de la Chambre des Députés, s’est maintenant joint à la 7e marche “Pour la Défense du Territoire, l’Autonomie et les Droits des Peuples Indigènes” qui pour son neuvième jour a déjà parcouru plus de 150 kilomètres et est arrivée dans le département de Santa Cruz.

La marche indigène, rejointe par près de mille personnes : femmes avec bébés dans les bras, anciens, jeunes et hommes portant arcs et flèches, vêtements typiques, et la majorité pieds-nus et sans beaucoup de vivres, avance, inaltérable.

Les indigènes demandent une plus grande représentation à l’Assemblée Plurinationale. Ils ont actuellement 7 postes et en demandent 18. Ils demandent également le droit à la consultation pour l’exploitation des ressources naturelles sur leurs territoires et l’autonomie pleine avec ressources et compétences en accord avec la nouvelle CPE (Constitution Politique de l’État).

La marche est rejointe par les mojeños, trinitarios, guaraníes, izozeños, tacanas, mosetenes, yukis, yuracarés, guarayos, sirionós, chácobos, matacos et d’autres peuples regroupés au sein de la Confédération Indigène de l’Orient Bolivien (CIDOB).

Les producteurs de coca, représentés par le député Julio Salazar, ont averti qu’il ne laisseront pas passer les indigènes “sur leur territoire” ; des dirigeants aymaras et quechuas dénoncent cette marche et signalent qu’elle est financée par des intérêts étrangers et par les colonisateurs [1] ; ils critiquent également les dirigeants indigènes pour avoir cassé l’unité des mouvements sociaux. Le Conseil National de Ayllus et Markas de Qollasuyo (CONAMAQ), en revanche, soutient les demandes indigènes et menace d’encercler le siège du gouvernement [2].

Le Vice-président de l’État Plurinational, Álvaro García Linera, a averti qu’il est inacceptable que des indigènes discriminent d’autres indigènes, et a qualifié les demandes de la CIDOB d’“injustes, discriminatoires, attentatoires à la Constitution et hors de la ligne correcte”.

“Nous n’allons pas répondre à la provocation, nous ne sommes financés par personne, nous faisons partie du processus de changement et, en tant que tels, nous voulons qu’il s’approfondisse au profit des majorités nationales et pas seulement de quelques personnes... Avec tout le respect nécessaire, je dis tout de même au Vice-président qu’il est orgueilleux, et qu’apparemment il a peur de nous et voit dans notre dos des fantômes manipulateurs. Je le regrette parce qu’au lieu d’apaiser les esprits, il met de l’huile sur le feu”, répond Nuni.

Culture de la vie

Au lieu de chercher une solution pacifique et concertée, le gouvernement a lancé une campagne médiatique coûteuse pour essayer de discréditer la mobilisation indigène.

Selon les représentants du gouvernement, la marche est politique et financée par l’Agence Nord-Américaine pour le Développement International (USAID) et, pour cette raison, ses exigences ne sont pas recevables [3].

Le président de la CIDOB, Adolfo Chávez, qui a pris la tête de la marche, a lancé le gouvernement au défi d’expulser l’USAID de Bolivie.

“Nous, les indigènes, ne sommes pas financés par l’USAID ni par aucune autre organisation internationale. Dans cette marche, nous traversons des problèmes d’alimentation et de médicaments, mais nous avons la ferme volonté de lutter pour le futur de nos enfants. Nous mettons le gouvernement au défi d’expulser l’USAID du pays, et nous verrons qui seront les plus affectés”, a-t-il assuré.

Face à la demande indigène d’excuses pour les accusations gouvernementales sur le financement de la marche par l’USAID, le ministre des Autonomies, Carlos Romero, a déclaré : “Nous avons signalé que certaines organisations indigènes bénéficient de la protection de l’USAID et qu’au delà du soutien strictement économique, il peut y avoir de l’ingérence politique ; nous le réaffirmons et nous ne pouvons pas nous rétracter”.

Alors que les indigènes ont montré leur prédisposition à initier un dialogue tout au long de la marche, le gouvernement a envoyé pour émissaires des représentants néolibéraux.

Les indigènes ont expulsé Roberto Fernández Saucedo, qui ces dernières heures, au titre de “délégué gouvernemental”, s’était présenté à la marche. Ce personnage est connu comme militant des partis néolibéraux, il fut ex-militant de l’Union Civique Solidarité (UCS) de Max Fernández, de l’Action Démocratique Nationaliste (ADN) de feu le dictateur Hugo Bánzer Suárez et du Pouvoir Démocratique (PODEMOS) de l’ex-président Jorge Quiroga Ramírez. Lors des dernières élections municipales il s’est présenté pour le Mouvement vers le Socialisme (MAS) mais a perdu.

La marche a commencé le lundi 21 de Trinidad (Beni), se trouve maintenant dans le département de Santa Cruz et il leur reste encore plus de mille kilomètres avant d’arriver à La Paz, siège du gouvernement de Bolivie.

“Nous, les peuples indigènes, ne voulons pas nous battre contre quelque frère de quelque peuple que ce soit. Nous sommes les défenseurs de la culture de la vie, mais on dirait que certains, au pouvoir, sont en train de changer, et ça nous préoccupe”, a commenté le président de la CIDOB.

Autonomie complète

Le gouvernement de Evo Morales Ayma est repose et tient sa force des mouvements sociaux, surtout dans les zones rurales. La CIDOB et la CONAMAQ font partie de ce processus de changement.

En plus de la CIDOB qui représente les terres basses et de la CONAMAQ qui représente les terres hautes, la Confédération Syndicale Unique des Travailleurs Paysans de Bolivie (CSUTCB), la Confédération des Communautés Originaires de Bolivie (CSCB) et la Fédération Nationale des Femmes de Bolivie Bartolina Sisa (FNMCB-BS) sont les trois autres bastions du processus.

Dans la situation actuelle, au sein du mouvement populaire, deux organisations formulent des revendications contre le gouvernement et trois autres soutiennent la gestion gouvernementale. En cinq ans de gouvernement, on n’avait jamais vu ce type de division et encore moins ces menaces d’affrontement.

Si dans le futur des solutions concertées ne sont pas trouvées, même la gestion du pays et sa gourvernabilité sont menacées. Par exemple, l’adoption des lois à l’Assemblée Plurinationale ne pourra plus avoir lieu, comme ce fut le cas ces derniers jours, puisqu’il faut les deux tiers et le MAS ne les as désormais plus.

Huit députés indigènes, normalement sur les bancs du MAS, ont décidé de s’en éloigner. Sans eux, le MAS aura 106 votes, au lieu des 111 nécessaires.

La Constitution Politique de l’État, dans l’incise II de l’article 271, établit que “la Loi Cadre des Autonomies et de Décentralisation sera adoptée aux deux tiers des votes des membres présents de l’Assemblée Législative Plurinationale”.

Le MAS compte 89 des 130 députés, et 26 des 36 sénateurs. L’Assemblée Législative concentre 166 représentants, dont 115 de la majorité. Dans ce contexte, les deux tiers nécessaires à l’adoption de la norme représentent 111 votes.

Le président de la Commission des Nations et Peuples Indigènes Originaires Paysans de la Chambre des Députés, Bienvenido Zacu, a assuré que les députés indigènes du MAS ne voteront pas pour la norme si les autorités ne prennent pas en compte leurs revendications.

“Nous n’allons pas lever la main comme des moutons. Maintenant il existe des intérêts indigènes, nous voulons la même hiérarchie que les autres autonomies [4]. Sans notre soutien, ils n’auront pas les deux tiers, nous sommes désolés, mais ce sera comme ça s’ils n’acceptent pas les propositions indigènes”, a-t-il remarqué.

Les autorités gouvernementales se sont dites déçues de la décision indigène. Le Président Evo Morales Ayma a affirmé : “Nous sommes très déçus que certains compagnons dirigeants de la CIDOB donnent une mauvaise image de cette glorieuse organisation. Ça me fait de la peine, mais ce n’est pas la faute du gouvernement, sinon celle de quelques dirigeants, et parfois, pour des questions d’égo ou d’intérêt personnel.”

Alors que les autorités refusent toujours de répondre aux demandes indigènes, la marche continue, se renforce et grossit.

En Bolivie, nous n’avons pas besoin d’un affrontement entre organisations indigènes, d’une diabolisation de certains dirigeants, ni de discréditer sans preuves, encore moins de diviser les mouvements sociaux. Il est urgent de répondre aux demandes indigènes, et surtout de sauver un pilier de ce processus de changement : la culture de la vie, de la paix, du dialogue et de la concertation sociale...

Source : América Latina en Movimiento - "Indígenas contra indígenas"
Traduction : Sylvain

Alex Contreras Baspineiro est journaliste et écrivain bolivien, ex porte-parole du gouvernement de Evo Morales [5] - mail : adcb@hotmail.com

Alex Contreras Baspineiro

Alex Contreras Baspineiro


[1les États-Unis

[2La capitale constitutionnelle étant Sucre, on désigne la ville de La Paz comme le “siège du gouvernement” et non pas comme “la capitale”.

[3Cette critique, accompagnée d’une menace d’expulsion de l’USAID de Bolivie, est peut être fondée, mais l’USAID finance tellement de programmes en Bolivie qu’il est délicat de dénoncer son soutien particulier à la marche. L’USAID est depuis longtemps dénoncée, par le MAS et ses soutiens, d’ingérence étasunienne en Bolivie.

[4Le projet d’autonomie s’applique à différents niveaux de l’État : départements (il y a 9 départements en Bolivie, chacun de la taille d’une ou deux régions françaises), communautés indigènes, ...

[5Et remplacé par Iván Canelas. Si son analyse est plutôt juste, son ton critique sur le gouvernement peut aussi résulter de son éviction récente.

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