Les Fils Qui Se Touchent

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"Il faut apprendre à distinguer les lucioles dans le présent de leur survivance. Il faut les voir danser vivantes au cœur de la nuit, fut-ce sous le feu de quelques féroces projecteurs. La danse des Lucioles n’est rien d’autre qu’une danse de désir formant communauté au cœur des Ténèbres." G. Didi-Huberman"

A 50 ans, je découvre mon épilepsie. Mon hippocampe est sujet à des courts-circuits électriques mystérieux qui me font disjoncter. L’hippocampe, c’est l’étrange animal marin au fond de nos cerveaux qui code et fabrique nos souvenirs. Il construit ainsi brique par brique notre personnalité et notre vision du monde.

Après 25 années de "téloche de rue", le collectif Primitivi auquel j’ai consacré une grande partie de ma vie fouille dans ses tiroirs et fait le point.

 200 films courts d’actualité politique, sociale et culturelles dans des lieux ou les médias ne vont pas. Des dizaines de souvenirs, qui participent modestement à une mémoire collective populaire et rebelle du début du XXIè siècle qui nous aide à avancer contre le vent.

Des lignes sinueuses qui se croisent, résonnent, grésillent parfois en se frôlant et font de nous ce que nous sommes.

  • Une co-production 529 Dragons et Primitivi
  • Distribution Les Alchimistes : contact@alchimistesfilms.com
  • Image : Nicolas Burlaud/Delphine Menoret/Gaël Marsaud/Thom Hakenholz/Frantz Ventura
  • Son : Pierre-Alain Matthieu
  • Montage : Nicolas Burlaud/Agathe Dreyfus
  • Mixage : Elory Humez
  • Musique originale : Laurent Pernice
  • Musique additionnelle : Bertolino/Le Gac
  • Contact : Régis Sauder/529 dragons : regissauder@orange.fr




La mémoire c’est un peu comme une termitière ou un vol d’étourneaux : de comportements individuels extrêmement simples émerge quelque chose qui est supérieur à la somme des individus. Et on voit se construire une cathédrale, un sens, une émotion, une mémoire collective. C’est pareil dans toute societé : animale, humaine, neuronale. Alors est ce qu’il y a une conscience d’être une termitière je ne crois pas. Nous on se sent quand même des individus. Mais est-ce que la société a conscience d’être une société ? Je ne sais pas…


Entretien avec Nicolas Burlaud, mené par Romain Lefebvre

Le film est le fruit de la rencontre de deux expériences : celle de la maladie, d’un trouble découvert à l’intérieur de ton cerveau, et celle d’une mémoire collective filmée et conservée par la télévision locale marseillaise Primitivi. Comment est venue l’idée de faire se toucher ces deux fils ?

Il y a plus de deux fils qui se touchent dans le film, mais cette connexion principale s’est faite lorsque j’ai été touché par une crise d’épilepsie brutale et inattendue. En faisant des recherches pour comprendre ce qui m’arrivait, on a découvert une petite bille de métal dans l’os de mon crâne. On retrouve cet éclat de plomb dans une chronique de Primitivi tournée au Vénézuela, où j’apparais le visage en sang après avoir été atteint par un tir de la Police de Caracas. J’ai trouvé incroyable cette histoire, un vrai scénario de fiction ! Puis on a découvert que mes crises étaient causées par une petite lésion sur mon hippocampe, cet organe cérébral qui fabrique les souvenirs. Mais moi aussi je fabrique des souvenirs en travaillant pour une « télévision de rue » ! Dès le début, la découverte du fonctionnement de ma tête m’amusait plutôt, et je trouvais que ça soulevait des interrogations métaphysiques. J’approchais les 50 ans : ma crise de la cinquantaine résonnait avec celle des 25 ans de travail collectif au sein de Primitivi et de l’envie de dresser le bilan du travail accompli. On avait des fois eu le sentiment de faire un peu toujours la même chose, mais on se rendait compte que ce matériau accumulé représentait aujourd’hui une vraie archive et qu’il était temps de réfléchir à l’utilité de ce qu’on avait fait. Il y a eu des allers-retours : la découverte de mon épilepsie m’a amené à réfléchir à ce qu’était la mémoire, à comment ça fabrique nos identités, et ça a aussi aiguillonné mes camarades à Primitivi. On est aujourd’hui en train de construire un projet de numérisation de nos archives, qui se trouvent sur des cassettes mini-DV, Hi8, etc.
Et puis, dès que j’ai commencé à discuter avec des médecins et des scientifiques, à ma grande surprise, ils étaient très enthousiastes quand je leur racontais mon idée de réfléchir de façon un peu intellectuelle et existentielle au fonctionnement de l’hippocampe, de fabrication de la mémoire. De l’autre côté, je réalisais que leurs discours venaient renforcer cette métaphore que je trouvais géniale, entre fabrication de la mémoire par le cerveau et fabrication d’une mémoire par Primitivi.


Comment définir Primitivi, quels sont son histoire et son fonctionnement ?

C’est une « téloche de rue », on utilise cette expression car beaucoup de choses se font dehors, en live, pas forcément dans le cadre de la fabrication d’un film ou dans des cinémas. C’est un collectif d’agit-prop audiovisuel, d’information alternative monté par des étudiants en audiovisuel engagé.es dans des activités militantes de gauche, antifascistes, pour le droit des migrants, etc. On a eu envie de se servir de nos compétences techniques en les mettant au service d’un engagement politique. On a donc commencé à faire des films, des projections de quartier, et, très vite, ce qu’on a appelé des « chroniques ». Des petits films courts d’actualité politique, sociale et culturelle, réalisés dans des endroits ou les autres médias étaient absents.
Quand s’est montée la Coordination Permanente des Médias Libre en 1999, on a participé avec plusieurs associations à des opérations nationales de piratage hertzien. On occupait le terrain : c’était un acte fondateur et représentatif dans notre imaginaire. Notre logo est toujours une tête de mort pirate. Nos bureaux ont souvent été dans des squats, avec du matériel personnel, prêté ou récupéré. On refusait jusqu’à il y a peu de demander des subventions. Aujourd’hui, il n’y a toujours pas de salarié permanent : on se déclare parfois des cachets d’intermittents du spectacle, mais sans se rémunérer pour le travail qu’on fait. L’argent récolté à travers Primitivi est mutualisé et on décide de la répartition entre camarades selon le principe communiste : à chacun selon ses besoins plutôt qu’à chacun selon son travail ! L’idée est que cela reste un travail bénévole, militant, et d’éviter l’encroûtement.

Dès le début, le spectateur t’accompagne lors d’examens médicaux, quand tu passes des IRM du cerveau. Est-ce que tu as décidé d’emblée de filmer ces moments ? Comment s’est construit le rapport avec les soignants et les chercheurs ? Est-ce que le fait de filmer dans l’hôpital a été facilement accepté ?

Dès le premier rendez-vous où on a trouvé le morceau de métal dans ma tête, j’ai commencé à filmer avec mon téléphone, tellement je trouvais ça incroyable. Mais toutes les scènes ont ensuite été rejouées : j’ai écrit le film puis j’ai entrepris des démarches auprès des hôpitaux, médecins, radiologues et services de communication pour leur demander de revenir avec mon équipe. À ma grande surprise, en fournissant le dossier du film, et grâce à la relation que j’avais eue avec les différents soignants, obtenir les autorisations a été assez facile. Soignants ou médecins, beaucoup de gens sont ravis quand leurs patients sont passionnés par ce qu’ils leurs racontent et leur demandent d’en raconter plus ! Comme c’était mis en scène il y avait un peu de trac, mais c’était assez simple pour eux de faire semblant qu’ils découvraient quelque chose pour la première fois.
Les soignants qui apparaissent à l’écran sont des personnes que j’avais rencontrées comme patient. C’est le cas de M. Dory Lautrec vers lequel ma neurologue m’avait dirigé car il disposait d’une machine de pointe à l’hôpital européen de Marseille. Cependant, après l’étape qui a consisté à filmer mon parcours médical, il est apparu que c’étaient des chercheurs et non des médecins qui pouvaient répondre à mes questions. Je suis donc allé vers des neuroscientifiques et j’ai rencontré par des connaissances communes un peu éloignées Pierre-Pascal Lenck-Santini, qui est un peu devenu le personnage principal, et aussi un ami. C’est un chercheur en neurosciences très réputé, qui a enseigné à Chicago et travaille à l’Inmed, un institut de recherche prestigieux à Marseille. Ca lui faisait un bien fou que je l’amène vers des questionnements existentiels, qui lui sortait un peu le nez de ses recherches tellement pointues qu’il doutait parfois de leur rôle, de leur sens. Il comprenait très bien où je voulais en venir, et nos réflexions se nourrissaient l’une l’autre.

Un chercheur est filmé dans la rue, d’où vient ce choix ?

Il s’agissait de sortir de l’espace du laboratoire. C’était un vrai questionnement de cinéma : j’ai envie d’avoir des entretiens de chercheurs car je trouve ça passionnant, mais comment faire pour ne pas se retrouver dans un documentaire scientifique. Il y avait des contraintes, je suis passé par des plans fixes, puis j’ai essayé de filmer moi-même en caméra épaule pour un rendu moins figé, et j’ai donc proposé à Bruno Truchet, un autre chercheur en neurosciences, des discussions sur la place de la Plaine.

Tu livres avec Les Fils qui se touchent un récit personnel. Comment as-tu pensé ta place dans le récit ? Lors de la première scène où tu apparais face caméra, on te voit « mimer » la musique du scanner.

C’était vraiment à la sortie de l’IRM, ça n’était pas prémédité, mais j’aime beaucoup ce plan car je trouve qu’il sort tout de suite le spectateur de l’écueil de l’apitoiement et de la figure narcissique d’un réalisateur qui serait dépositaire d’un grand questionnement existentiel, ou d’une ambiance angoissante dont je n’avais pas du tout envie. J’ai aussi gardé ce plan ou les infirmières me mettent la tête dans un filet un peu ridicule. J’aime bien ce second degré face à l’épilepsie, que je considère plus comme une expérience fascinante que terrifiante. Je prends actuellement un traitement, mon état est stationnaire, et finalement très peu présent dans mon quotidien.
Je suis assez pudique en général et je pensais que mon histoire personnelle allait juste servir de porte d’entrée dans le récit puis s’effacer. C’est une discussion que j’ai notamment eu avec mon producteur, Régis Sauder, qui m’a aussi accompagné dans l’écriture et jusqu’à la fin du montage. Il m’avait dit depuis le début et m’a progressivement convaincu qu’il fallait que mon histoire individuelle et l’histoire collective se nourrissent l’une de l’autre jusqu’à la fin. Ca m’a amené à aller chercher des images intimes, de ma compagne et de mes enfants, que l’on voit notamment à la fin.

En parallèle des examens, les images scientifiques sont l’une de ses matières importantes du montage.

Quand on parle d’images scientifiques, il y a pour moi deux choses différentes : celles qui sont à l’intérieur des rendez-vous médicaux et les autres. Je trouvais magnifique cette image de mon crâne doré avec une bille dans la tête. Ou l’image de mon cerveau avec mon hippocampe en train de tourner sur un écran, sous le regard blasé de l’opérateur qui voit ça toute la journée. Quand il m’a montré mon cerveau en grand sur un écran et qu’il a commencé à le faire tourner, j’ai trouvé ça vertigineux, j’ai vraiment eu le cerveau qui s’envolait !
Ensuite j’ai cherché et trouvé ces autres images de connexions neuronales ou de courts-circuits électriques lors des crises d’épilepsie, images que je trouvais magnifiques, presque abstraites, magiques. Les chercheurs que j’ai rencontrés m’ont emmené vers des collègues spécialistes qui m’ont fourni ces images que j’aurais eu beaucoup de mal à trouver sans eux. Elles sont rares car elles sont d’une résolution extrêmement importante pour voir des éléments minuscules. J’ai accumulé ce matériau et le travail a été de les faire se confronter, se percuter avec tout le reste.

Le montage est co-signé avec Agathe Dreyfus. Comment avez-vous procédé pour brasser ces images, entre imagerie médicale, archives de Primitivi, plans de la ville, fragments de nature ?

Je suis monteur de formation. J’ai réalisé quelques films mais j’en ai aussi monté beaucoup. J’ai aussi fait du montage pour du théâtre de rue, des installations, des clips. Je savais bien, en particulier pour un sujet aussi intime et personnel, qu’il n’était pas possible de tout faire moi-même, spécialement pour réfléchir l’architecture globale, le rythme général. Avec Agathe on a beaucoup fonctionné par allers-retours. Tou.tes les monteur.euses ne sont pas prêt.es à ces méthodes. Notre relation de confiance avec Agathe les rend possibles. J’ai travaillé seul au début et il y avait déjà des choses pré-montées quand elle m’a rejoint. J’avais besoin de mettre rapidement les mains dans le camboui, de me confronter à tous ces matériaux. J’ai vite eu des intuitions de séquences : j’aime monter des séquences et voir ensuite comment on peut les assembler ou les faire se mélanger. Puis on a travaillé pendant des semaines sur la structuration et je suis retourné travailler tout seul avant une nouvelle étape de travail à deux. À un moment, je me retrouvais à faire des choses extrêmement impressionnistes : c’était comme si je voulais peindre des coquelicots dans un champ vert mais que je donnais le pinceau à quelqu’un d’autre en lui disant « mets un peu plus de vert, un peu plus de rouge, appuie plus sur le pinceau » ... Ce n’était pas possible et on a compris ensemble qu’il fallait que je finisse seul.
La grande difficulté au cours du montage a été de faire apparaître les différents fils sans que l’un ou l’autre ne devienne trop présent et ne rende les autres incongrus. Il faut environ 25 minutes pour qu’ils se confrontent tous, brutalement parfois, ne ménageant pas le spectateur qui doit accepter de s’abandonner avant de comprendre où je l’emmène. Certaines choses se sont aussi décidées et ont été tournées dans un second temps, parfois au cours du montage. C’est le cas par exemple des interventions de Matthias Poisson, un plasticien que l’on voit faire des tracés à la craie dans la ville qui nous accompagnent de façon récurrente. La nécessité de travellings dans la ville et de ces tracés est devenue flagrante pendant le montage. Pour moi les travellings et les dessins de Matthias Poisson c’est à la fois la ville, très importante dans l’imaginaire de Primitivi, le temps qui passe, mais aussi les croisements des différents fils narratifs.

On observe des variations au fil du récit, avec notamment, au milieu d’images d’archives ou de la ville, des registres plus inattendus, des visions de nature, comme ces arbres qui apparaissent lors d’une séquence où tu passes un examen avec des électrodes qui enregistrent l’activité du cerveau.

J’ai filmé ces arbres au téléphone portable, en me disant simplement que c’était beau, sans que ce soit écrit à l’avance. C’est filmé depuis ma chambre, dans laquelle j’ai fait des crises d’épilepsie, mais ou j’ai aussi passé quinze ans avec ma compagne et mes enfants. Ce sont des platanes que j’ai vu vivre au fil des saisons, avec des feuilles qui viennent et tombent. La radiographie que l’on voit à la fenêtre, où on aperçoit la bague que je porte au pouce et qui apparaît plusieurs fois dans le film, était là depuis des années. Mais on a aussi traité ces branches pour qu’elles soient dans certains plans encore plus floues et impressionnistes. Je cherchais sans cesse à construire des analogies et ces branches bougeant au vent m’apparaissaient aussi comme des connexions synaptiques, des intersections... Pareil pour les fourmis et les écorces plus tard. J’y voyais des petits neurones communiquant, des strates, du temps qui s’inscrit dans la matière et la fabrique. Ce sont aussi des scènes relativement silencieuses, contemplatives, planantes, qui permettent de laisser au spectateur le temps de réfléchir, d’encaisser tout ce qu’il a entendu auparavant. Ce qui recoupe aussi mon expérience, les moments de recul où je me demandais ce qui m’arrivait.

La Fête est finie et La Bataille de la plaine, tes films précédents, étaient directement branchés sur des sujets sociaux liés à la politique de la ville. Ils présentaient un aspect collaboratif et comprenaient déjà un questionnement en acte sur l’image et son rapport à la trace. Comment tu perçois les liens entre ces films et Les Fils qui se touchent ?

J’aime la progression de ces trois films. Ils forment un tout, et nous sortirons sans doute un coffret DVD les rassemblant. Ce sont trois films qui parlent de Marseille, d’un récit alternatif, et de façons de raconter. Un premier film en 2013 que j’ai signé seul mais qui était un regard sur la Capitale Européenne de la Culture, un événement symbolique important vécu collectivement par les marseillais. Ce récit convoquait l’histoire du cheval de Troie qui permettait d’exprimer la sensation de se faire piéger. Puis « La Bataille de la Plaine », une expérience de réalisation collective autour d’une lutte mémorable contre un projet de réaménagement de notre quartier de cœur. À la fin, refusant de signer un énième film de défaite collective, on a choisi d’aller vers une forme de narration expérimentale inventée sur le métier. Le film bascule dans la fiction et devient jubilatoire. Ce n’est pas de la triche, c’est un choix qui grave pour toujours la joie enflammée que les plainard.es ont ressenti ensemble. Enfin, avec Les fils qui se touchent, je suis arrivé à un moment où j’éprouvais le besoin de faire quelque chose de plus personnel. Les crises d’épilepsie auxquelles j’ai été soudain confrontées m’ont servi de point de départ, mais c’est encore un film qui parle de la ville comme lieu d’invention du collectif. Et qui cherche aussi de façon formelle comment raconter pour ne pas juste affirmer les choses.

Le récit s’ouvre sur une séquence qui montre la destruction du quartier de la Savine. Pourquoi ce choix ?

Je voulais qu’il y ait plusieurs extraits de chroniques de Primitivi, et qu’ils montrent des endroits peu filmés. Cette séquence et celle d’un bidonville habité par la communauté roumaine sont deux images de démolition, de lieux qui vont disparaître et dont très peu de traces subsistent. Dans ce bidonville on voit ce papa faire la cuisine dans une ambiance assez joyeuse, avec sa petite fille, cette chaîne hi-fi qu’il a trouvé dans les poubelles. Et à la Savine, ce couple qui a vécu là toute sa vie nous raconte des moments heureux et nous dit qu’une maison, ça n’est pas des beaux robinets, du papier peint, mais tout ce qu’il y a autour, où on construit une communauté. C’est ce qui se passe aussi lors du Carnaval de la Plaine qui apparaît également dans le film. Cette démolition de la Savine, l’histoire de ces personnes et de leur petit neveu qui a trouvé un CDD au SMIC pour détruire sa propre maison, on ne la trouve nulle part. Ces deux séquences ont bougé plusieurs fois dans le montage. Il y a eu des versions où on commençait par autre chose qu’une séquence de Primitivi, mais j’aime qu’on se retrouve d’entrée de jeu dans une image très brute, en 4:3, ancrée dans un temps révolu. J’ai tenu bon sur ce début, où on saute ensuite entre des matériaux très différents.

Plusieurs fois, notamment lors d’une séquence montrant le foudroyage de tours, les images ne sont pas insérées en plein écran mais tu les filmes sur un moniteur de caméra ou sur des écrans d’ordinateurs. Comment as-tu pensé à cette manière de les intégrer ?

Ce foudroyage arrive à un moment dans le récit où je suis en train de fouiller dans mes cartons, de retrouver des vieilles cassettes, de les mettre dans de vieilles caméras pour les lire, et de relier ces caméras à de vieux ordinateurs avec de vieux logiciels. C’est un travail de recherche qui nécessite des outils. Et si l’on a envie à Primitivi de se dépêcher de numériser nos rushes c’est aussi que ces outils risquent de disparaître : on aura nos cassettes mais on ne saura plus quoi en faire. J’ai filmé ces écrans pour deux raisons. D’abord pour une question d’écriture, qu’on soit derrière moi en train de mener avec moi ces recherches. Mais pour cette séquence du foudroyage, il y a une raison symbolique : je voulais aussi que la deuxième partie où on se situe en bas des tours, du point de vue des habitants, soit en plein écran, contrairement à la partie précédente avec les notables, qui est la seule que les médias traditionnels ont montrée. Je voulais retourner cette exposition, pour affirmer que ce côté-là est au moins aussi important que l’autre côté, celui de la mémoire dominante, qui raconte que la ville évolue et que la démolition est une bonne chose de faite. Pour regarder on est mieux en haut où on boit du café, où les gens sont bien habillés, à l’abri de la fumée et du soleil. Mais si on ne descend pas en bas, on n’aura qu’un point de vue. Moi je n’habitais pas dans cette tour, qui était uniquement habitée par des vieux marseillais, des arabes et des comoriens, mais pendant 25 ans on a fait ce travail de mettre nos outils au service de cette autre mémoire. Quand c’est souvent l’histoire dominante qui est racontée, c’est politique d’exposer ces traces-là : le film parle d’un travail politique important de conservation d’une autre mémoire.

Tu as intégré plusieurs images de la rue d’Aubagne. Des images datant de 2008, puis des images de 2018, au moment de l’effondrement d’immeubles causant la mort de huit personnes.

La chronique de 2008 a été tournée à l’occasion d’un grand rassemblement national des assises sur le mal-logement et le Droit à la Ville. Primitivi était allé visiter des appartements délabrés de la rue d’Aubagne. Mais ce qui est intéressant c’est que cette séquence n’avait jamais été montée. J’avais le vague souvenir de ces visites, mais quand j’ai retrouvé ces rushes, avec ce monsieur qui nous dit « il faut agir maintenant car s’il pleut vraiment ça va s’effondrer », j’étais bouleversé… L’effondrement de la rue d’Aubagne est un traumatisme éternel dans l’imaginaire de Marseille. Il a déclenché une prise de conscience, mais qui aurait dû avoir lieu des années avant. Cette séquence en est la preuve. Il y avait déjà eu des alertes à travers des rapports faits par des experts, mais la mairie réagissait en disant que ça visait juste à discréditer sa politique…
Cette séquence de la rue d’Aubagne résonne pour moi avec la séquence du loto sur la Plaine, où je retourne dans mes rushes et remonte les plans. Lorsque l’hippocampe fabrique un souvenir d’un événement, il rejoue pendant la nuit les mêmes connexions neuronales que le jour pour consolider ce souvenir. Et une fois ce souvenir consolidé, il va le stocker dans une partie du cerveau plus inerte, comme un disque dur. Par la suite, à chaque fois qu’on se rappelle, le souvenir codé sous forme de connexions neuronales redescend dans l’hippocampe et redevient malléable. Cela veut dire que l’hippocampe peut remodeler un souvenir en fonction de ce qu’on a vécu depuis, par exemple, ou par le récit différent de quelqu’un qui était présent aussi. Dans ce cas précis, le souvenir de la rue d’Aubagne de 2008 n’a plus la même valeur quand, dix ans plus tard, deux immeubles se sont effondrés avec des gens dedans. De la même façon, quand je revois cette séquence de loto et voit mon fils alors âgé de 8 ans jeter son haricot parce que le numéro n’est pas sur son carton, elle prend une autre valeur pour moi et je regrette de ne pas l’avoir conservée au montage. L’enjeu est ce statut évolutif de la mémoire : ce qu’on filme veut dire une chose au moment où on tourne, et autre chose dix ans après.

Le film suit un mouvement d’élargissement, jusqu’à une question formulée par un des chercheurs : « est-ce que la société a conscience d’être une société ? ». Est-ce que cette question renvoie aussi pour toi à une fonction du cinéma ?

Complètement. On pourrait presque dire que tout le film est contenu dans cette interrogation. Est-ce que le cinéma peut aider la société à acquérir cette conscience d’être une société ? Est-ce que tout le travail de mémoire, d’organisation de la mémoire, peut-être même de tricherie et de contre-propagande, peut être utile à ça ? Quand Delacroix peint La Liberté guidant le peuple, ou que Eisenstein met sa poussette sur les escaliers d’Odessa, ils en rajoutent des tonnes. Quand un documentariste a filmé, il va ajouter une musique, faire un montage qui apporte de l’émotion. On triche un peu avec la réalité, comme notre hippocampe le fait chaque jour. Mais c’est la perspective de fabriquer de la mémoire et de l’imaginaire collectif, et surtout une conscience de faire communauté, qui me semble intéressante. C’est pour ça que le film suit un mouvement d’élargissement : on part des histoires de Nicolas Burlaud, puis on passe à Primitivi, puis à Marseille, puis après on parle de la Commune de Paris, de tout le monde, pour arriver à un propos universel sur ce qui nous unit. Reste ensuite bien sûr à définir ce « nous », qui se retrouve sans doute dans des lignes historiques, politiques et mémorielles traversées par Primitivi et moi.

Tu intègres aussi un récit de Benjamin, Kracauer et Bloch qui nous amène tout à coup en 1926. Mais ce saut vers le passé sert aussi une tension vers le futur, montre comment la mémoire conditionne la perception.

Parmi les traces qui restent de ce passage de Benjamin, Kracauer et Bloch, il y a cette femme rencontrée par hasard en 1926 qui leur raconte un souvenir d’enfance, lorsque sa famille a été expulsée en 1906 de son quartier et qu’elle était partie avec ses parents, avec une charrette. Benjamin dit déjà à ce moment-là que si elle ne l’avait pas raconté il ne resterait rien. Il ne reste rien dans la ville qui raconte ce parcours. Mais aujourd’hui, parce qu’elle a été racontée et parce que j’ai lu ce récit, cette petite fille est dans le film. Peut-être que dans dix ans quelqu’un dira que dans le film de Burlaud, Benjamin racontait l’histoire de cette petite fille (rires). C’est ce qui ouvre des portes et permet des rapprochements, ce qui permet à des strates urbaines ou à des strates de mémoire de s’empiler et de prendre du sens les unes par rapport aux autres, et donnent aussi des clefs de lecture pour lire le monde. Sans cette petite fille, la séquence du début avec le jeune homme qui détruit sa maison n’aurait pas la même force à mes yeux. Le génie de cette expérience de Benjamin Kracauer et Bloch, c’est d’avoir eu l’intuition qu’une errance au hasard des rues dans une ville était un médium unique où se lisent le temps qui passe, les contradictions de classe, le mouvement.

On se déplace et on suit des tracés tout au long du film, mais on termine aussi sur une carte dessinée sur une place et filmée au drone. Où se situe-t-elle ?
Elle se situe sur la place de la Plaine, sur le revêtement de la nouvelle Plaine.

C’est un endroit montré auparavant par Nicolas Memain (architecte et urbaniste), et c’est là où se termine chaque année le grand carnaval de la Plaine, devenu le rassemblement de toute la « canaille gauchiste » de Marseille, de France et presque d’Europe ! (rires) On s’y regroupe pour faire le procès du Caramantran, une fête traditionnelle qui vient au printemps pour célébrer la fin de l’hiver, et où on brûle aussi cette figure chargée de tous les maux, qui incarne l’hiver, mais aussi les puissants, les seigneurs, le capitalisme. Nicolas Memain montre les traces de cette célébration, traces qui commencent à apparaître sur des vues satellites, donc même chez Google ! Ceux qui savent les voir et les ressentent se clignent de l’œil au passage.
Ce sont des petits symboles qui font communauté. La scène du dessin vient boucler la boucle. On part du bas, de ce béton craquelé, et on monte pour retrouver des petits cailloux semés au long du film, avec des fils qui les relient à travers ce dessin de Matthias Poisson.

La dimension rythmique est importante dans Les Fils qui se touchent, et les séquences les plus montées sont aussi souvent musicales. Comment as-tu conçu la musique ?

Il y a trois musiciens. Laurent Pernice a mis au point toute une création musicale, avec 5 ou 6 morceaux. C’est une musicien avec lequel je travaille depuis longtemps, qui nous avait donné de la musique pour La Bataille de la Plaine et La Fête est finie. Pour ces autres films il y avait des musiques assez disparates, cette fois-ci j’avais envie qu’on retrouve une même couleur par-dessus l’ensemble de matériaux déjà très différents, que la musique permette d’aérer et de créer ces séquences légèrement oniriques et silencieuses. J’ai aussi intégré deux morceaux de Pierre-Laurent Bertolino et Gurvan Le Gac qui mélangent des instruments traditionnels. Le premier joue de la vielle, qui est beaucoup utilisée en Occitanie, et le second toutes sortes de flûtes. Je trouve que ces musiques se mélangent bien, et cette seconde musique amène une touche de mélancolie universelle, tout en étant teintée d’influence provençale, occitane.

Le montage de la séquence finale mélange des registres militants et intimes qu’on aurait tendance à séparer. Des images de manifestation côtoient des images de naissance d’un enfant. Le film évoque le lien entre mémoire et émotion : quelle serait pour toi la place du sensible ou des affects dans la démarche politique ?

C’est une place primordiale. Les émotions sont ce qui nous met en branle, ce qui nous révolte, nous enthousiasme, nous met la chair de poule quand on passe devant le trou de la rue d’Aubagne. Une scène, un plan, une image peuvent lever des émotions très profondes. Cette séquence de fin contient des souvenirs très intimes, comme cette image de mon fils qui jette son haricot, mais je crois qu’à la fin il n’est plus à moi, il fait aussi partie d’une communauté et peut être émouvant pour des gens qui n’ont jamais vu mon fils. Lorsque Pierre-Pascal Lenck-Santini regarde la fête à Bassens avec les gitans qui jouent de la guitare, il dit qu’il a maintenant un peu l’impression d’y avoir été. Quand on raconte une histoire et qu’on arrive à transmettre des émotions, elle se fond aussi dans une histoire collective. Et cette mémoire collective n’est jamais qu’une somme de mémoire individuelle. Peut-être que mon fils qui jette son haricot au loto de la Plaine en 2014 se fond dans un imaginaire collectif qui rassemble les gens qui ont vu le film.

BIO-FILMOGRAPHIE

Nicolas Burlaud est né à Clermont-Ferrand en 1973. Après des études en audiovisuel, il se spécialise dans le montage et la réalisation. Il suit depuis plusieurs parcours parallèles en travaillant pour la télévision, le cinéma documentaire, le théâtre de rue ou les installations multimédias. Il fonde en 1998 "Primitivi, télé-vision locale de rue", association militante et revendicative. Il participe depuis activement aux nombreuses et éclectiques activités du collectif. Il a réalisé plusieurs longs métrages documentaires engagés, comme La fête est finie, critique au vitriol de l’année "Marseille, Capitale européenne de la Culture" sorti en 2015 ou La bataille de la Plaine, co-réalisé avec Sandra Ach et Thomas Hakenholz, sorti en salle en 2020.

« La bataille de la Plaine » , 2020, 75’ co-réalisé avec S. Ach et T.Hakenholz. Prod PRIMITIVI.

« La fête est finie », 2014, 74’

« La grande aventure », 2019, 26’
Prod. Primitivi/le Bazar palace.
Récit poétique auprès d’ « extra-ordinaires » : déficients mentaux, autistes, sourds