Les migrants subsahariens vivent terrés en Libye
mediapart, 1er Mars 2011
Carine Fouteau
De peur d’être pris pour des mercenaires à la solde du pouvoir de Mouammar
Kadhafi, les migrants subsahariens vivant en Libye se cachent depuis le
début de la répression sanglante, au risque de se retrouver oubliés dans
ce pays qu’ils veulent quitter. Alors que les Égyptiens et les Tunisiens
fuient en masse, eux, présents par dizaines de milliers, sont bloqués à
l’intérieur.
Les expatriés occidentaux, Américains, Italiens et Français notamment, ont
été évacués les premiers, sans trop de difficultés vu les moyens mis à
leur disposition par leurs États. Les Chinois ont été « exfiltrés » par
bateau au départ de Benghazi en Libye ou par bus en direction de Djerba en
Tunisie.
L’aéroport de Tripoli étant impraticable, des milliers d’Égyptiens ont fui
et continuent de fuir par la porte de sortie la plus proche de la
capitale, à l’ouest, tout comme les Tunisiens, arrivés eux aussi par
milliers en voiture à la frontière pour rentrer chez eux. Avec les départs
à l’est par l’Égypte, plus de 100.000 personnes seraient déjà parties
bagages au bras, selon les estimations de l’Organisation internationale
pour les migrations (OIM), qui a repéré de ce côté-là plusieurs centaines
de Bangladeshi, en plus des Égyptiens.
Un migrant au poste-frontière de Ras Jedir, le 26 février 2011.© Thomas
Cantaloube
En revanche, les migrants originaires du sud du Sahara, pourtant nombreux
à travailler en Libye, se font rares. Il semble que l’enfer libyen soit en
train de se refermer sur eux, dans l’indifférence de la communauté
internationale. Regroupés par nationalité dans certains quartiers des
grandes villes, ils appellent au secours, sans être entendus. « Les
Subsahariens ont peur. D’après les informations que nous font parvenir des
Maliens, ils se rassemblent autant que possible, à 10, 20 ou 30. Ils ne
sortent pas, ils vivent terrés. Tous ceux qui sont noirs de peau se
cachent car certains auraient subi des violences », témoigne Alassane
Dicko, l’un des responsables de l’association malienne des expulsés (AME),
située à Bamako.
« Ils nous appellent pour savoir comment sortir de ce chaos. Beaucoup ont
le souci d’être rapatriés. On essaie de les calmer, mais c’est très
difficile. Le gouvernement malien est conscient de la situation, mais il
se trouve confronté à des problèmes importants de logistique »,
estime-t-il, ajoutant : « On ne sait pas comment ils font pour manger. Il y
en a un qui sort, qui ramène des choses pour tout le monde. Il faut qu’ils
soient courageux. »
Courageux, sans aucun doute, car ces migrants, régulièrement victimes de
racisme, comme en 2000 lors d’émeutes dirigées contre eux, sont en outre
« confondus » actuellement avec les combattants étrangers recrutés par le
colonel Kadhafi au Tchad, au Soudan, au Niger ou en Éthiopie pour mater
les opposants au régime. « Ils doivent faire face non seulement à une forme
quotidienne de mépris et de haine, mais aussi à l’amalgame avec les
mercenaires », insiste Alassane Dicko.
Pour voir le diaporama du photographe Ed Ou pour le New York Times sur
les travailleurs migrants en Libye, cliquer ici.
http://www.nytimes.com/slideshow/2011/02/27/world/africa/20110227_MIGRANT.html
« Nous déplorons un mort à Benghazi et six blessés »
« Ceux qui n’ont pas de papiers sont littéralement coincés là-bas. Or, ils
sont nombreux parmi les Maliens, les Guinéens, les Burkinabés, les
Nigériens, les Nigérians, les Togolais, les Béninois, etc. Sans passeport,
il est improbable qu’ils soient autorisés à sortir. Leur situation est
particulièrement préoccupante », indique Jean-Philippe Chauzy, porte-parole
de l’OIM, qui évalue à 1,5 million le nombre d’étrangers installés en
Libye avant la révolte.
Au ministère des Maliens de l’extérieur, le secrétaire général Mamady
Traoré estime qu’entre 9.000 et 12.000 Maliens y vivraient, avec ou sans
papiers. « Nous déplorons un mort à Benghazi et six blessés », dit-il.
Refusant d’apparaître débordé, il reconnaît que ses compatriotes sont « un
peu paniqués ». « C’est vrai, on entend par-ci par-là que certains veulent
être rapatriés », ajoute-t-il, avant de répéter le message qui leur est
adressé : « rester chez eux en attendant que ça passe ».
Signe d’un désarroi croissant, l’OIM indique recevoir des brassées de
mails et des coups de téléphone « désespérés » de « migrants subsahariens
enfermés en Libye ». « Nous nous inquiétons pour les plus pauvres, ceux qui
n’ont pas les moyens de venir en voiture à la frontière et qui ne sont pas
soutenus par leurs États », précise Jemini Pandya, autre porte-parole.
Même tonalité du côté du Haut-commissariat des Nations unies pour les
réfugiés (HCR). « Nous avons reçu des appels téléphoniques de réfugiés
irakiens, camerounais, originaires de la RDC, somaliens et érythréens. Les
réfugiés ont fait part de leur crainte de violences ciblées en tant
qu’étrangers. Les réfugiés originaires de l’Afrique subsaharienne ont
exprimé une crainte particulière car ils sont soupçonnés d’être des
mercenaires. De nombreux réfugiés nous ont indiqué qu’ils n’ont plus de
nourriture mais qu’ils ont peur de subir des attaques s’ils sortent de
chez eux », a fait savoir Melissa Fleming, porte-parole de l’organisation
onusienne.
Employés à bas prix dans la construction, la restauration ou
l’agriculture, ces migrants viennent quelques mois ou quelques années, le
temps de gagner suffisamment d’argent, avant de repartir dans leur pays
d’origine. L’immense majorité d’entre eux n’a aucune intention de
traverser la mer Méditerranée pour s’installer en Europe. Ils travaillent
dans des conditions d’autant plus dures qu’ils sont en situation
irrégulière. Parfois maltraités par leurs employeurs, ils sont aussi la
cible des policiers, qui, en fonction des injonctions de Mouammar Kadhafi,
les arrêtent et les placent dans des prisons pour étrangers où ils sont
traités de manière indigne. À la merci du racket de leurs geôliers, ils
peuvent rester là pendant des mois, voire des années, enfermés à même le
sol dans des cellules collectives, sans voir ni juge, ni avocat, ni
association
5 milliards pour éviter une « Europe noire »
Non signataire de la convention de Genève sur les réfugiés, la Libye ne
respecte pas les droits élémentaires des étrangers. Pourtant, c’est à ce
pays que l’Union européenne confie une partie de sa « gestion » en amont des
migrations africaines en raison de sa fonction de zone d’embarquement vers
l’Europe (Malte, Lampedusa en Italie) via ses 1770 kilomètres de côtes.
Quand les États membres se montrent « bienveillants », en versant de
l’argent par exemple, le dictateur verrouille ses frontières maritimes,
avec le soutien direct de l’Italie, et procède à des arrestations dans les
rues. Quand les Vingt-Sept se montrent critiques, le « Guide » menace de
cesser sa « coopération », comme il l’a fait le 17 février 2011.
L’immigration servant de monnaie d’échange, il leur avait déjà prédit, en
août 2010, une « Europe noire » si les 5 milliards d’euros qu’il réclame lui
étaient refusés.
Pour l’instant, les mouvements de réfugiés sont pris en charge par les
autorités locales, avec, en Tunisie, le soutien des Comités de la
révolution, ainsi que par des organisations internationales comme l’OIM,
le HCR et le Croissant-Rouge. Du côté de la Tunisie, la frontière est
saturée. Des milliers d’Égyptiens sont évacués par avion et par bateau
pour être ramenés dans leur pays d’origine. Dans un communiqué paru mardi
1er mars, l’OIM, qui dépend des subsides des États, se préoccupe du sort
de groupes importants de Bangladeshi et de Vietnamiens, mais aussi de
Népalais, de Ghanéens et de Nigérians.
Près de 200 Maliens ont pu être rapatriés. Côté égyptien, des vols sont
prévus vers Accra au Ghana et Dacca au Bangladesh. Des arrivées sont
espérées par le sud, au Niger à Dirkou, ce qui suppose que les migrants
parcourent des centaines de kilomètres en zone désertique pour se sauver.
Aussi terrible soit-il, leur sort apparaît pourtant plus enviable que
celui des sans-papiers détenus dans les prisons libyennes, pour lesquels
les organisations internationales ne disposent d’aucune information.